La douleur chez la personne autiste - Partie 1
- Julie BOUCHONVILLE
Ce sujet est souvent source de légendes tenaces. Les autistes ne ressentiraient pas la douleur. Ou alors nous aurions mal pour un oui ou pour un non. Les anti-douleurs n'auraient pas d'effet sur nous. Nous serions nombreux à souffrir de douleurs chroniques. Mais la douleur ne nous impacterait pas tant que ça - sauf celle causée par les étiquettes de nos t-shirts, qui pourrait nous réduire à l'état de flaques sur-stimulées.
Comment vivons-nous la douleur ? Comment estimer si un proche souffre, a fortiori s'il a du mal à s'exprimer ? Les traitements analgésiques ou antalgiques sont-ils différents pour les autistes ?
Essayons de comprendre.
Mais déjà, avoir mal, qu'est ce que cela signifie ?
Notre corps est plutôt bien fait[1] : quand quelque chose nous détériore, une alerte se déclenche et nous pousse à arrêter de faire cette chose.
La douleur varie selon la localisation du problème et sa gravité, mais aussi selon d'autres facteurs qu'on pourrait appeler psychologiques : la gravité perçue, qui implique des éléments culturels et issus de l'histoire individuelle de la personne, l'état d'esprit de la personne, la situation générale, etc.
Par exemple, imaginons Ananas, qui se casse un orteil. Les fractures font partie des douleurs les plus intenses et les pieds sont des zones assez sensibles, néanmoins la zone de fracture est assez petite. Ananas ne ressent peut-être pas la douleur la plus intense de sa vie, mais il ne passe pas un bon moment.
Facteurs qui vont augmenter la tolérance à la douleur/diminuer la sensation de douleur :
- Ananas s'est-il déjà fracturé un os ? Si oui, cette expérience peut l'aider à relativiser en diminuant la peur de l'inconnu et en lui fournissant un point de comparaison.
- Ananas est-il en pleine action, peut-être en train de vivre une montée d'adrénaline ? Si oui, il se peut qu'il ne réalise même pas tout de suite qu'il est blessé.
- Ananas vient-il d'une culture ou d'une famille qui considère ce genre de fractures comme bénin ? Si oui, la gravité perçue diminue, et avec elle l'importance de la douleur[2].
- Ananas est-il en train de dire des gros mots ? Cela peut paraître trivial mais dire des grossièretés lorsque l'on a mal augmente notre résistance à la douleur[3].
On s’en doute, les facteurs qui vont diminuer la résistance à la douleur sont les facteurs inverses : une absence de référence qui ajoute la peur de l’inconnu, une évaluation de la douleur dans un moment de repos, une gravité perçue élevée, etc.
Tout cela pour quoi ? D’abord, pour que nous soyons d’accord sur ce qu’est la douleur, mais surtout, pour expliquer que la douleur est peut-être le symptôme subjectif par excellence. Il réagit particulièrement bien aux placebos, on peut le gérer avec de la suggestion (la chirurgie sous hypnose est apparemment quelque chose qui se fait), et il est dans l’absolu difficile de l’évaluer objectivement, d’où la création d’échelles de douleur.
Il est donc compliqué d’estimer la douleur d’une autre personne, et dans l’ensemble, il faut admettre que la douleur n'est pas toujours logique. Ce qui fait mal à Ananas ne fait que ralentir Poire. Ce qui faisait mal hier à Ananas ne l’impactera peut-être pas aujourd’hui, etc. Lorsqu’on parle de douleur, il faut admettre qu’on puisse ne pas comprendre ce qui se passe dans la tête de la personne en face de nous.
Et l’autisme dans tout ça ?
Nous sommes en net désavantage lorsqu’il s’agit d’exprimer notre douleur et d’obtenir de l’aide pour ce motif, et ce pour plusieurs raisons que je vais détailler :
- Il est courant que nous soyons peu conscients de nos sensations physiques
- Il est courant que nous vivions avec des douleurs chroniques, ce qui nous pousse à minimiser notre douleur
- Beaucoup d’entre nous ont du mal à parler avec notre bouche, et certains deviennent mutiques lorsqu’ils sont trop stimulés
- Notre visage et notre attitude corporelle ne reflètent parfois pas bien ce que nous ressentons
- Nos proches savent qu’une étiquette mal placée peut nous amener au bord des larmes, ce qui fausse leur interprétation de nos réactions
- Notre façon de penser se combine souvent mal avec le principe des échelles de douleur
- Nous n’aimons pas aller chez le médecin
- Certains d’entre nous ne réagissent pas aux médicaments de la manière habituelle
- D’éventuelles mauvaises expériences précédentes nous poussent à éviter d’attirer l’attention sur nos besoins
Quand on considère cette liste, on se dit qu’il est presque miraculeux qu’on parvienne jamais à se faire soigner.
La déconnexion d’avec les sensations physiques
Le corps d’une personne autiste lui envoie des signaux, ce qui jusqu’ici est normal et plutôt une bonne chose dans l’ensemble. Pour diverses raisons, il est courant pour nous de ne pas remarquer ces signaux, de mal les interpréter, de ne pas vraiment les comprendre ou de choisir de les ignorer temporairement sans noter qu’ils sont en train de changer de nature ou d’intensité.
Sachant cela, il est possible que nous ayons mal pendant un moment avant de réaliser qu’il y a un problème, et même une fois face à un professionnel médical, il se peut que nous ayons toujours du mal à identifier précisément la zone qui nous fait mal, à quelle intensité, etc.
Comment nous aider ?
L’idée ici est que la personne autiste prête plus attention à son corps, une attention consciente et volontaire. On peut l’observer pour voir si elle évite de mettre du poids sur un membre, par exemple, ou si certains gestes semblent la gêner, mais il est important ensuite d’attirer son attention sur ces choses : “Il me semble que tu ne te sers pas beaucoup de ta main droite, est-ce que tu as mal dans cette zone ?” est une bonne base.
On peut aussi poser à la personne – ou se poser à soi-même – des questions pour l’aider à repérer un problème : Est-ce qu’elle a des muscles qu’elle maintient contractés ? Est-ce qu’il y a un endroit plus chaud dans son corps ? Ou plus froid ?
On peut aussi l’encourager à se palper tout le corps pour voir si elle réagit différemment sur une zone en particulier.
On peut enfin, si elle a identifié une douleur mais a du mal à en parler, lui donner du vocabulaire en lui posant des questions plus précises que juste “qu’est-ce tu ressens ?” : La douleur est-elle localisée ou étendue ? Est-ce qu’elle pulse ? Est-ce que de la pression l’apaise ou l’empire ? Est-elle proche de la surface ou profonde ? Etc.
La banalisation de la douleur
Lorsqu’une personne vit avec des douleurs chroniques, sa sensibilité à ces douleurs s’émousse. Ce qui ne veut pas dire qu’elle finit par ne plus avoir mal, mais bien qu’elle a l’habitude que quelque chose n’aille pas. Comme son “niveau de normal” n’est pas le même, il se peut qu’elle minimise une nouvelle douleur.
Comment nous aider ?
On peut rappeler à la personne que sa sensibilité n’est pas la même que celle de la plupart des gens et qu’elle peut ne pas estimer la gravité de la situation avec une totale objectivité.
De manière temporaire au moins, nous ne pouvons pas parler avec notre bouche
Cette situation peut poser plusieurs types de problèmes. Si l’on est le proche d’une personne autiste qui ne parle pas, comment savoir si elle a mal ? Si elle parle (peu importe comment) on peut bien sûr lui demander, mais si ce n’est pas le cas, il n’y a pas d’autre choix que de l’observer. Son comportement est-il inhabituel ? Semble-t-elle éviter certains gestes ? Réagit-elle différemment que d’ordinaire à certains stimulus ? (La palpation, par exemple, si elle accepte qu’on la touche.)
Dans le cas où la personne qui ne parle pas avec sa bouche devrait aller exprimer son problème à un professionnel de santé, l’idéal est de se munir d’une personne qui fera l’interprète, et à qui on aura expliqué le problème en amont. Cette personne pourra aussi s’assurer qu’on s’occupe correctement du patient et qu’on ne le considère pas comme moins urgent sous prétexte qu’il est autiste.
Notre apparence ne reflète pas ce que nous ressentons, et nous avons du mal à utiliser les échelles de douleur
Je regroupe ces deux problèmes car ils ont la même conséquence : on se retrouve face à un professionnel de santé, à essayer de le convaincre qu’on a mal, et la compréhension ne se fait pas bien.
J’ai lu de nombreux témoignages de personnes autistes allant dans le même sens : une personne autiste a mal, assez pour surpasser sa répugnance naturelle à se rendre à l’hôpital, et une fois aux urgences on lui dit que quelqu’un ayant aussi mal qu’elle le décrit “devrait être en train de se rouler par terre”. Lorsqu’elle donne à sa douleur la note de 6/10, on lui répond que “ça ne doit pas être si horrible que ça alors”.
Comment nous aider ?
Notre attitude, nos expressions, ne sont pas toujours connectées à nos ressentis. On ne peut pas y faire grand-chose, et je n’encourage pas mon lecteur à surjouer sa douleur pour être sûr d’être pris au sérieux, mais il peut être utile de préciser au personnel médical que l’on est autiste et ce que ça signifie. (Par exemple : “Il se peut que j’ai l’air un peu détaché mais je suis autiste, mon visage n’est pas très expressif”)
Également, il est temps qu’on parle de l’échelle de la douleur. Cette échelle est une gradation qui va de 1 à 10 : 1 est une douleur à peine notable, 10 est la pire douleur possible. Comme les autistes sont très littéraux, on nous dit “la pire douleur imaginable” et immédiatement on compare ce qu’on est en train de ressentir à un scénario tiré par les cheveux où on serait écorchés vifs puis trempés dans de l’eau salée jusqu’à ce que mort s’ensuive - et on se dit “oh par rapport à ça, je dois être à 6”.
Ce n’est pas comme ça qu’il faut interpréter l’échelle de la douleur, parce que sinon on passe notre vie à s’entendre dire que “ça va alors” et “c’est pas si pire”.
Ce lien[4] contient une interprétation de l’échelle que je conseille vraiment à mon lecteur de parcourir pour mieux comprendre. En gros, à partir du moment où il est difficile de penser à autre chose que la douleur, on est déjà à 8. La plupart des plaies ouvertes, des fractures et des accouchements, tout ce genre de choses tourne dans cette zone. Une colique néphrétique, l’une des douleurs connues pour être les plus intenses, est bien au-delà de cela.
Plutôt que de considérer un scénario hypothétique qui correspondrait au niveau 10 de l’échelle de la douleur, j’encourage mon lecteur à se référer à la page explicative liée, ou à simplement considérer que 10 est la pire douleur que lui ait jamais ressentie. Est-ce qu’en faisant ça on risque de surestimer un peu sa douleur ? Peut-être bien, mais pas dans des ordres de grandeur complètement délirants.
Cet article étant déjà bien assez long, je laisse ici mon lecteur et lui dis à la semaine prochaine pour la suite de ce développement. En attendant, je l’encourage à partager avec nous ses témoignages ou questions !
[1]A part qu'on ne peut pas se lécher les coudes.
[2]Cette analyse adresse la question https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4589930/ , prenant bien soin de distinguer la tolérance à la douleur entre ethnies/cultures et le point de vue culturel sur la douleur qui peut pousser ou non les gens à consulter. Par exemple, si en France il est extrêmement courant de consulter un professionnel pour des douleurs au dos, au Népal, ce genre de douleurs est vu comme faisant partie du vieillissement normal. Bien que les gens aient accès à des professionnels de santé, et reportent des maux de dos quand on les interroge sur ce point précis, ils ne consultent que très rarement pour ce motif.
[3]Cette étude géniale s’est amusée à tester ce qui se passait quand on demandait aux gens de crier un mot qui ressemble à un juron, et ça ne fonctionne pas aussi bien qu’un vrai gros mot, qui peut élever la tolérance à la douleur d’environ 30%. https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpsyg.2020.00723/full Qu’une équipe ait réussi à débloquer des fonds pour étudier cette nuance précise m’émerveille.