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Autisme, empathie, et théorie de l’esprit

- Julie BOUCHONVILLE

Autisme, empathie, et théorie de l’esprit

Voici le scénario classique[1] utilisé pour tester la théorie de l’esprit : que mon lecteur imagine Kiwi, un jeune garçon. Kiwi a reçu une tablette de chocolat, qu’il range soigneusement au frigo avant de quitter la cuisine. Sa maman, sachant que le chocolat ne devrait jamais être soumis à des écarts de température, retire la tablette du frigo et la range dans un placard sans que Kiwi ne le sache. Quelques heures plus tard, Kiwi revient dans la cuisine, bien décidé à s’offrir une barre de chocolat. Où va-t-il chercher sa tablette ?

Si mon lecteur a dit « dans le frigo », il a développé sa théorie de l’esprit : bien qu’il sache où se trouve le chocolat, il sait aussi que Kiwi n’a pas toutes les informations à sa disposition.

 

Définition

La théorie de l’esprit, c’est la capacité d’une personne à attribuer à quelqu’un d’autre (ou à soi-même) des états mentaux. C’est à dire que c’est la capacité à comprendre si quelqu’un sait ou ignore quelque chose, si sa situation le rend heureux ou triste, s’il aimerait qu’on se comporte d’une façon X ou Y avec lui. Cette capacité se base sur l’observation de la personne et sur la compréhension de sa situation.

Ces capacités se développent très tôt : dès six à neuf mois, les humains comprennent que les autres humains autour d’eux ont des objectifs et vont agir avec une certaine forme de logique, et dès douze mois on observe des traces de prédiction des comportements.

Comme on s’en doute, la théorie de l’esprit est pas mal indispensable pour les interactions sociales, qu’elles soient entre humains ou même inter-espèces.

 

Le rapport avec l’autisme

Pendant longtemps, il a été considéré que les autistes présentaient des lacunes dans leur théorie de l’esprit. A l’heure où j’écris ces lignes, l’action de la communauté d’activistes autistes et des recherches plus récentes font évoluer le consensus et suggèrent plutôt que les autistes ne sont pas tant limités sur ce point que plus lents dans leur acquisition, et que les tests existant ayant été construits pour les neurotypiques, ils peuvent ne pas traduire la réalité exacte de l’expérience autiste.

En outre, il est avancé que les autistes ne seraient pas incapables de se représenter les états mentaux d’autrui mais plutôt moins efficaces dans leurs observations des neurotypiques. Le fait qu’on examine si une personne autiste est capable d’inférer l’état mental d’une personne dont elle ne partage pas le neurotype reste pour moi très préoccupant : lorsque l’on teste les neurotypiques, c’est sur une interprétation d’autres neurotypiques, ce qui leur donne un sérieux avantage. Si mon lecteur est autiste, il sait à quel point les neurotypiques peuvent être mauvais lorsqu’il s’agit de nous comprendre.

 

Le cas de l’empathie

L’empathie est la capacité d’une personne à comprendre et à reconnaître des émotions (et au sens plus large des sensations) chez autrui. On parle d’empathie cognitive pour désigner le fait de comprendre et reconnaître des états non-émotionnels, par exemple des savoirs ou des croyances.

Dans le langage courant, le fait d’être capable d’empathie désigne aussi le fait de savoir comment réagir aux états émotionnels d’une autre personne : par exemple comprendre non seulement qu’elle est enthousiaste et heureuse, mais aussi examiner sa situation et les causes de son émotion (par exemple l’obtention d’un diplôme) et savoir y réagir en la félicitant et en exprimant de l’approbation et de la bonne humeur.

On voit que l’empathie est pratiquement synonyme de théorie de l’esprit, et on comprend donc tout de suite que les autistes soient parfois qualifiés d’incapables de faire preuve d’empathie. Ce qui est hautement étrange parce que beaucoup d’autistes sont souvent très empathiques, susceptibles de se sentir tristes pour des objets inanimés qui doivent être jetés et se montrant très préoccupés par les émotions de leurs proches ou même de personnages de fiction.

Que se passe-t-il pour qu’une telle dissonance se maintienne ? La réponse se présente sous plusieurs volets.

Tout d’abord, il est courant pour les personnes autistes d’être atteintes d’alexithymie, une difficulté à ressentir, reconnaître et exprimer ses propres émotions. Lorsqu’une personne est alexithymique[2], il est cohérent de s’attendre à ce qu’elle ait effectivement plus de mal à reconnaître les émotions des autres, et à y réagir. Donc oui, certains autistes sont certainement moins empathiques que le neurotypique moyen.

Ensuite, une personne autiste peut ne pas remarquer que quelqu’un, surtout un neurotypique, ressent une émotion. Ce n’est pas forcément, comme nous le disions plus haut, un problème de capacité à comprendre mais plutôt un souci dans l’observation et l’interprétation du comportement.

Troisièmement, même si l’émotion d’autrui est bien perçue et même comprise, la personne autiste peut ne pas savoir comment réagir, entre autres parce qu’elle a du mal à interpréter le contexte et/ou la situation. Si un inconnu dans la rue semble triste, est-ce acceptable d’aller le réconforter ? Si un proche est triste pour ce que la personne autiste interprète comme une broutille, faut-il lui expliquer que le motif de son chagrin est futile, afin qu’il puisse passer au-dessus, ou avoir un comportement compatissant ?
Quatrièmement, la personne autiste peut déterminer une réaction qu’elle juge appropriée selon le contexte… et être perçue comme terriblement impolie et brutale par son interlocuteur. Un autiste peut ne pas avoir conscience que certaines choses ne se disent juste pas ou que le contexte fait que sa remarque sera mal perçue, et malgré d’excellentes intentions et une empathie tout à fait en état de marche, il pourra être jugé aussi sensible aux émotions d’autrui qu’un rat mort.

A lire également : Autisme et non-dits 

Enfin, comme cela a été suggéré par la communauté autiste, il est très possible que les personnes autistes soient plus empathiques que les neurotypiques, au moins vis-à-vis de l’empathie émotionnelle[3], et qu’elles aient beaucoup de mal à gérer l’effet que les émotions d’autrui ont sur elles. Face à l’émotion intense d’un proche, elles peuvent en être réduites à s’isoler ou se replier sur elles-mêmes parce que les sentiments les submergent littéralement.
Si les émotions par réaction des personnes autistes ne sont pas évidentes pour leur entourage neurotypique, qui peut les en croire dénuées, le problème viendrait plutôt du fait que cet entourage a du mal à reconnaître l’expression des émotions chez la personne autiste. Comme mon lecteur le constate, on en revient souvent au même point : ce n’est pas tant les autistes le problème que l’incroyable difficulté qui existe à communiquer avec et bien comprendre une personne appartenant à un neurotype différent.

 

Mon empathie, ou celle de mon proche, mériterait d’être plus efficace. Que faire ?

Pour les autistes, l’aspect de l’empathie qui reste délicat à conceptualiser est l’empathie cognitive : se représenter des états mentaux non-émotionnels, c’est à dire des opinions, des croyances, des biais cognitifs, des savoirs, etc. J’arguerais que c’est peut-être l’aspect de l’empathie qui pose problème à tous les humains : nous sommes par exemple nombreux à comprendre qu’une personne se sentant isolée se tourne vers les premiers à la soutenir (empathie émotionnelle), mais beaucoup moins à être capables de concevoir comment cela peut mener à embrasser une idéologie conspirationniste, et comment cette dernière se maintient au quotidien (empathie cognitive).

 

De plus, il est courant pour les neurotypiques de constater que leur empathie en parfait état de marche se met soudain à faire défaut lorsqu’ils sont confrontés à une personne très différente d’eux, que ce soit sur le plan de la validité, du neurotype, du genre, de la culture, de l’orientation sexuelle, etc. Dans un sens, ce n’est pas anormal : l’empathie n’est pas une ressource infinie et il est pertinent, du point de vue de l’évolution[4], de la garder pour les membres de son clan et de ne pas se soucier du sort d’absolument chaque créature que l’on croise, au risque de finir épuisé et incapable de fonctionner[5].

Comment, alors, lutter contre ses propres biais et améliorer son empathie ?

La première étape que je recommande est la consommation de fiction. Je prêche pour ma paroisse, bien sûr, mais la consommation de fiction, quelle qu’en soit la forme, est connue pour améliorer entre autres la théorie de l’esprit et les capacités d’empathie. Je rajouterai pour mes lecteurs neurotypique que de la fiction contenant des personnages qui ne leur ressemblent pas serait un gros bonus.

Ensuite, l’information. On ne peut améliorer son empathie cognitive sans données aussi j’encourage mon lecteur à lire autant de témoignages que possible sur tous les sujets. Un témoignage bien écrit allie en général l’aspect émotionnel et l’aspect cognitif qui en découle et l’accompagne.

Dans ces deux activités, l’idéal est de ne pas consommer de manière passive mais d’être attentif tant à ce que l’on apprend qu’à la manière dont c’est construit : telle personne réagit ainsi parce qu’il lui arrive ceci, elle pense cela parce qu’elle a tel biais, qui lui vient sans doute de tel détail, elle dit ceci mais il évident qu’elle pense cela, etc.

Ensuite, pour un résultat optimal, il faudra transposer ces schémas de pensée à la vie quotidienne. A quoi pense l’infirmier, la cheffe d’entreprise ? Pourquoi l’avocate agit-elle ainsi ? Quel intérêt pour le dictateur de dire cela ?

C’est un exercice coûteux en cuillères[6], mais très formateur, et dont il n’est pas nécessaire de le pratiquer quinze heures par jours non plus.

 

Conclusion

La théorie de l’esprit, et l’empathie, sont deux capacités que les autistes peuvent acquérir un peu plus tard que leurs pairs neurotypiques, mais dont nous ne manquons pas. Au contraire, il est courant pour les autistes d’être trop empathiques et de se retrouver submergés par les émotions. Si certains autistes peuvent paraître dénués d’émotions ou de théorie de l’esprit, il est probable que le problème se situe soit dans une difficulté à faire preuve d’empathie cognitive, ou dans la mauvaise interprétation des neurotypiques autour d’eux.

 

J’invite mon lecteur à nous raconter ses propres astuces pour comprendre ceux qui l’entourent, neurotypiques ou autistes.

 

[1]Bien qu’en perte de vitesse depuis quelques années.

[2]Un massacre au Scrabble, si on sait le placer.

[3]Par opposition à l’empathie cognitive.

[4]Ceci est une supposition sauvage de ma part.

[5]Comme les autistes capables de se sentir tristes lorsqu’ils écrasent une mouche.

[6]Voir notre article sur la théorie des cuillères.


1 commentaire
  • Perso, lire ou écouter parler des anthropologues, psychosociologues, etc… M’a beaucoup appris. Exemple : la notion de don-contre-don et ses implications, subtilités, etc… par exemple on ne rend pas tout de suite (sinon, on est quitte, on peu se quitter, ma traduction), on rend parfois un peu plus, ce qui solidifient la relation, dans beaucoup de peuples le dominant est celui qui DONNE le plus, d’où le fait qu’on est à l’aise avec les gens que l’on a aidé et moins avec ceux dont on se sent redevable… Ceci entraîne (là j’ai observé et déduit) que certaines personnes dominantes insistent sur ce qu’elles font pour aider, se placent parfois fictivement dans cette position de plus-donnat… Tout un ensemble très riches de règles implicites que les neurotypiques semblent appliquer spontanément. D’ailleurs des proches probablement pas très normaux non plus, mais qui ce s’intéressent pas à tout ça m’énervent un peu maintenant, en se plantant magistralement ou ne tenant pas compte de ces règles.

    no le

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