Alexithymie
- Julie BOUCHONVILLE
Plusieurs fois déjà, dans des articles précédents, j’ai fait référence à cette condition au nom barbare. Aujourd’hui, je propose à mon lecteur de se pencher plus-avant sur la question de l’alexithymie : de quoi s’agit-il ? Quel impact est-ce que cela a sur les personnes concernées ? Cela se soigne-t-il ? Essayons de répondre à ces questions.
NB : Dans cet article j’utiliserai le terme « émotion » pour parler d’émotions primaires (ou simples) et secondaires (ou complexes), et parfois même de ce qu’on pourrait appeler un état d’esprit ou un sentiment. Je ne ferai la distinction que lorsque ce sera pertinent de manière ponctuelle.
Une définition
L’alexithymie, loin d’être le nouveau prénom à la mode, est un trait de personnalité qui se caractérise par une difficulté ou une incapacité à identifier et décrire ses propres émotions[1]. Une personne alexithymique a des processus émotionnels normaux et fonctionnels, mais c’est leur interprétation qui pose problème. Souvent, si on lui demande de décrire ce qu’elle ressent, elle va plutôt décrire des sensations physiques (« j’ai une pression dans la poitrine », « je me sens mal », « j’ai envie de pleurer », … ) que nommer une émotion, et elle aura des difficultés à distinguer des émotions proches (comme la confiance en soi et le courage, ou le dégoût et la colère).
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Il est intéressant de noter que dans la société occidentale, il est courant pour les hommes cis d’être atteints d’une forme d’alexithymie qu’on appelle « alexithymie masculine normative »[2], qui vient à la fois d’un manque de connaissance et d’une croyance imposée par le patriarcat que certaines émotions seraient « réservées aux femmes » et que donc les hommes ne les ressentent pas. Cela mène à des difficultés à identifier des émotions comme la tristesse et l’anxiété, et à rationaliser les sensations qui y sont liées comme dues à la colère[3].
L’alexithymie touche plutôt les personnes autistes mais ne nous est pas strictement réservée[4], et peut toucher chaque personne à des degrés différents. Cela peut aller d’une légère difficulté à comprendre ce que l’on ressent à une totale incapacité à faire la distinction entre une sensation purement physique, comme par exemple la faim, et une émotion, qui est une expérience psychophysiologique[5].
Diagnostiquer l’alexithymie
Ce n’est pas une maladie mentale et cela ne se diagnostique pas ! Néanmoins, on la définit avec différents aspects[6] :
- La difficulté à identifier les émotions
- La difficulté à décrire ses émotions à autrui
- La pensée concrète, tournée vers l’extérieur
Une personne doit cocher ces cases pour considérer qu’elle possède ce trait de personnalité inattendu mais pas si rare.
Si mon lecteur se demande si lui-même ou l’un de ses proches est concerné, il peut d’abord s’interroger sur sa capacité à distinguer les émotions. Une personne alexithymique, comme dit plus haut, a du mal à être précise dans son identification : il se peut qu’elle se limite à distinguer les moments où elle se sent bien des moments où elle se sent mal, sans plus de précision, ou qu’elle se retrouve souvent dans l’état émotionnel vague de « quelque chose ne va pas mais je ne sais pas quoi », ou qu’elle ait bien cerné une ou deux émotions-clefs mais soit perdue vis-à-vis des autres. Son analyse, comme dit plus haut, passera surtout par une description de la situation qui a mené à l’émotion (« Je me sentais mal, il avait failli percuter ma voiture après tout ! ») et de ses ressentis physiques (« mon coeur battait très fort »).
La notion de pensée concrète est aussi intéressante : elle implique l’idée d’externaliser certains processus cognitifs. Les personnes alexithymiques ont du mal à synthétiser une série d’informations ou à se former une opinion sur un sujet rien qu’en laissant les idées « décanter dans leur tête ». Pour réfléchir, résoudre un problème, arriver à une conclusion ou même déterminer quel est leur avis, il leur faut passer par un processus externe : discuter avec quelqu’un, écrire une synthèse, à la limite réfléchir à voix haute en recréant un dialogue. Dans la notion de pensée tournée vers l’extérieur (externally oriented thinking ou EOT dans la littérature), il y a l’idée que la personne est en un sens aveugle vis-à-vis de ses propres opinions et pensées, et qu’elle doit les externaliser pour non seulement les comprendre mais aussi en prendre connaissance[7].
Plus controversé, on notera aussi qu’il est parfois ajouté à ces points un quatrième : la pauvreté de la vie imaginative et onirique. Essentiellement, il semblerait qu’avec l’alexithymie viennent une imagination et même des rêves plutôt ancrés dans le quotidien et le mondain[8], et plus susceptibles de reproduire des situations déjà vécues que d’imaginer des contextes très exotiques.
Est-ce problématique d’être alexithymique ? Est-ce grave ?
Ce n’est pas grave, mais cela peut s’avérer gênant dans certaines situations. En effet, les processus émotionnels de la personne fonctionnent très bien ; c’est en prendre conscience qui est plus difficile. Hors, comme nous le savons, nos émotions ne sont pas là que pour faire joli : elles sont le reflets de processus cognitifs complexes et ont un réel impact sur notre bien-être. Une personne qui ne sait pas vraiment ce qui se passe en elle est susceptible de dépasser ses propres limites et de ne pas réaliser que quelque chose ne va pas avant que la situation ne dégénère.
Être conscient de ses émotions peut permettre d’éviter les crises, mais c’est aussi utile pour identifier les motifs situationnels qui se répètent, et simplement avoir un meilleur sens de qui l’on est dans la mesure où l’on se connaît. Quelqu’un qui ignore ce qu’il aime et n’aime pas, ce qui le met en colère et ce qui lui fait peur, peut très vite en arriver à l’impression qu’il ne sait juste pas qui il est.
Enfin, l’alexithymie peut masquer des maladies mentales sérieuses comme la dépression ou le trouble anxieux, dans la mesure où la personne reconnaît mal ce qu’elle ressent d’une fois à l’autre.
Peut-on soigner l’alexithymie ?
Il semblerait qu’il ne soit pas possible de s’en débarrasser purement et simplement, mais la thérapie comportementale peut aider à améliorer la situation. En apprenant à reconnaître les émotions et à les distinguer entre elles, en prenant le réflexe de vérifier régulièrement comment elle se sent, une personne peut contourner ses difficultés initiales et se retrouver si pas avec une intelligence émotionnelle qui crève le plafond, au moins avec une compréhension acceptable de ses états émotionnels.
(Notons que l’alexithymie n’est pas encore bien connue, les approches pour y remédier non plus, et peu d’études formelles ont été menées sur la question. Il nous reste sûrement encore beaucoup à découvrir.)
Je soupçonne mon proche ou moi-même d’être alexithymique. Je fais quoi maintenant ?
J’encourage mon lecteur à en parler à son médecin traitant s’il pense qu’en discuter avec un thérapeute pourrait aider – ou directement à son thérapeute s’il en a déjà un. Avoir du mal à identifier ses propres émotions n’est pas la fin du monde, mais ce n’est pas pratique et peut parfois mener à des situations de conflits ou de crises évitables. Il est possible d’améliorer les choses, et si mon lecteur pense que son proche ou lui pourraient en bénéficier, se renseigner n’a jamais fait de mal à personne.
[1]Par extension, il est courant que les personnes concernées aient aussi du mal à identifier les émotions d’autrui.
[2]https://dictionary.apa.org/normative-male-alexithymia
[3]Preuve supplémentaire, si quiconque en avait besoin, que le patriarcat nuit à tout le monde.
[4]https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6331035/
[5]Encore un mot à placer au Scrabble.
[6]https://en.wikipedia.org/wiki/Alexithymia#Classification
[7]https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6124373/
[8]Une méta-analyse assez intéressante (lien de téléchargement) : https://journals.umcs.pl/j/article/download/10840/8055