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La fuite du temps autiste

- Julie BOUCHONVILLE

La fuite du temps autiste

Cet article est un peu différent des autres de par son ton. Il est aussi éminemment personnel. Bien que je ne sois pas connue pour mon objectivité, j’ai bien peur que cette fois ce soit encore pire que d’ordinaire.

 

D’ici quelques semaines, votre serviteur aura trente ans. Ce qui, pour une personne autiste, correspond au moment parfait pour une petite crise de la quarantaine.

Quel rapport ? Eh bien, si la crise de la quarantaine d’un individu survient à peu près à la moitié de son espérance de vie, les autistes devraient avoir une crise correspondante entre vingt-cinq et trente-cinq ans. Parce que nous mourrons en moyenne entre trente et douze ans plus tôt que le neurotypique moyen[1].

 

La fuite du temps

C’est une notion généralement utilisée en poésie ou en littérature, l’idée que le temps passe et ne reviendra jamais, que chaque moment est unique et sublime parce qu’éphémère. La poétesse Anna de Noailles a écrit un texte remarquable, Il fera longtemps clair ce soir, qui se conclut sur l’idée que « nous n’aurons plus jamais notre âme de ce soir ». Loin de moi l’idée de me lancer dans un commentaire composé ici, mais disons que l’idée que nous sommes impermanents et pouvons mourir à chaque instant a pas mal inspiré l’humanité au sens large en termes de production artistique et religieuse[2].

 

Ce que beaucoup de poètes et auteurs évitent de mentionner, d’abord parce qu’ils n’étaient peut-être pas au courant et ensuite parce qu’il est difficile de faire des vers avec « inégalité d’accès aux ressources », c’est que certaines personnes sont quand même vachement plus impermanentes et susceptibles de mourir à chaque instant que d’autres. Les personnes qui souffrent de maladies chroniques, bien sûr. Les pauvres, naturellement. Les personnes très isolées. Et puis nous, les autistes, dont l’espérance de vie en Europe peut être estimée n’importe où entre cinquante et soixante-huit ans. C’est un peu flou parce que les données sont imparfaites, mais en gros, on peut estimer que l’autiste très dépendant moyen – surtout s’il ne peut pas parler avec sa bouche – est amputé de trente ans d’espérance de vie par rapport à la moyenne nationale, et que celui qui a moins besoin d’aide ne perd que – que ! – douze à dix-huit années de vie.

 

Et, oserais-je le dire ?, tout le monde s’en fout.

 

Les raisons derrière le chiffre

Elles sont multiples. D’abord, il faut comprendre que l’espérance de vie n’est pas juste la médiane[3] d’âges des décès : le calcul est plus compliqué que cela. La mortalité infantile est prise en compte[4], par exemple, et la valeur de l’espérance de vie n’est jamais valable que si les conditions de vie restent similaires à celles de l’année à laquelle elle est calculée[5].

Les personnes autistes ont une mortalité infantile plus élevée que la moyenne, essentiellement à cause de co-morbidités : épilepsie, problèmes d’origine génétique, troubles cardiaques, etc. Nous sommes aussi, bien qu’il soit très difficile d’estimer les chiffres, plus souvent victimes d’infanticides. J’ai vu passer des nombres allant d’une dizaine à une centaine de cas par an en France, et honnêtement, je préfère ne pas m’engager sur ce terrain.
Nous sommes aussi plus à risque de nous noyer[6] et en règle générale d’être victimes d’accidents.

 

Le temps qui passe ne joue pas en notre faveur jusqu’à la soixantaine : si nous atteignons les soixante-cinq ans, alors nos statistiques retrouvent un look normal. Avant cela, nous sommes plus susceptibles de décéder à cause de problèmes cardiaques ou respiratoires, de cancers, ou de suicides. Une personne autiste a neuf fois plus de chances de se suicider qu’une personne neurotypique, que ce soit à cause de la dépression, de l’anxiété, de l’isolation sociale ou de maltraitances.

Nous sommes aussi plus vulnérables aux maladies et problèmes « habituels » mentionnés plus haut, de par les difficultés que la société a à nous écouter : nos douleurs ne sont pas prises au sérieux, nos symptômes sont mis sur le compte de notre neurotype, parfois nous ne pouvons pas parler avec notre bouche et on nous ignore, parfois nous sommes institutionnalisés et ne pouvons parler à personne qui écoutera de notre souffle court, de la nausée qu’on a parfois, de la petite tache sombre à l’arrière de notre coude.

 

Tout ceci est renforcé par les difficultés que nous pouvons rencontrer, pour diverses raisons, à suivre les traitements médicamenteux qui nous sont prescrits, à manger sainement et à avoir une activité physique régulière.

S’ajoutent aussi le fait que nous sommes plus souvent isolés socialement, alors qu’on sait qu’un réseau social solide est l’un des facteurs qui améliore l’espérance de vie, et notre précarité financière. Souvent les autistes dépendent d’aides financières fournies par l’État ou occupent des postes mal payés. Or être pauvre est, très simplement, un facteur qui réduit l’espérance de vie.

 

Bref

Nous sommes, bien souvent, des citoyens de seconde zone, et cela s’exprime d’une manière aussi effroyable que limpide : nous avons droit à moins d’années de vie.

Tout cela pourrait changer, ceci dit. Le principe même de l’espérance de vie est que les conditions la modifient. Nous pourrions prendre en charge nos camarades autistes, s’assurer qu’ils soient scolarisés, s’assurer que leurs familles soient aidées. Agir pour que nous ayons tous accès à un job décent, sans être maltraités ou harcelés, accès à la communauté autiste au sens large, accès à l’aide humaine et financière dont nous avons besoin.

 

Tout ceci peut être obtenu, en interpellant les dirigeants, en votant, en soutenant des associations. Nous avons tous la responsabilité d’essayer de changer les choses, parce que l’alternative consiste à regarder un monde où une ado autiste de quinze ans n’aurait plus que trente-cinq années devant elle et à dire « OK. OK, ça me va ». L’alternative c’est regarder quelqu’un qui n’a personne à qui expliquer qu’il se sent mal tous les jours et dire qu’on est d’accord avec le concept.

L’alternative c’est admettre que le temps fuit pour tout le monde mais nettement plus pour nos frères et sœurs autistes, et que nous avons droit à moins d’années, et que c’est normal.

 

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[1]La plupart des données chiffrées citées dans cet article proviennent du rapport suivant : https://www.autistica.org.uk/downloads/files/Personal-tragedies-public-crisis-ONLINE.pdf#asset:1499
J’encourage aussi mon lecteur à lire cet article : https://blogs.mediapart.fr/jean-vincot/blog/261017/mortalite-precoce-des-personnes-autistes
Et ce résumé : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mortalit%C3%A9_des_personnes_autistes

 

[2]Et en termes d’anxiété.

[3]La médiane, en statistique, est une valeur qui correspond à la tendance centrale de la série. C’est dans la médiane qu’on retrouve le plus d’effectif. Par exemple, si dans un groupe de dix personnes, neuf ont 70 ans et une a 8 ans, la moyenne est de 63 ans, mais la médiane est de 70 ans : c’est dans la case « 70 ans » qu’on range la majorité du groupe.

[4]Raison pour laquelle en 1900 l’espérance de vie française était de 45 ans, les gens ne tombaient pas comme des mouches à l’approche de la cinquantaine, certes ils vivaient moins longtemps, mais il y avait aussi beaucoup de mortalité infantile.

[5]Quand on estime l’espérance de vie des personnes nées en 1990, par exemple, c’est en partant du principe que les conditions de vie restent similaires à celles qui existaient en 1990. Fatalement, si une épidémie de peste noire totalement imprévue se déclare après, beaucoup de gens vont mourir bien avant leur espérance de vie théorique.

[6]Les enfants autistes ont souvent le combo dangereux « fascinés par l’eau » et « nagent mal ».


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