La théorie des cuillères
- Julie BOUCHONVILLE
Mon lecteur a peut-être entendu parler de cette théorie qui se veut un modèle simple des difficultés quotidiennes que rencontrent les personnes neurodivergentes ou en situation de handicap, en particulier dans leur gestion de leur énergie. Aujourd’hui, penchons-nous sur son origine et ses principes, afin d’offrir à ceux qui ne la connaissent pas un outil de plus pour comprendre leur situation et communiquer à son sujet.
Origines
La légende veut que Christine Miserandino, une activiste atteinte de lupus[1], se trouvait au restaurant avec l’une de ses amies lorsque cette dernière lui a demandé d’expliquer la fatigue engendrée par sa maladie. Miserandino a attrapé une poignée de cuillères dans un présentoir pour les clients, les a présentées à son amie, et lui a demandé d’énumérer toutes ses activités de la journée : un shampoing, des courses, un trajet en bus, des cours, un shift au travail, etc.
A chaque activité, Miserandino posait une cuillère, illustrant ainsi comment une personne atteinte de maladie chronique doit rationner son énergie ou risquer de se retrouver dans une situation où elle n’est plus capable de fonctionner.
Par la suite, c’est Naomi Chainey qui a théorisé que la théorie des cuillères pouvait s’appliquer aux personnes vivant avec un trouble mental ou social, tant qu’il est bien chronique.
Tout le monde a-t-il des cuillères ?
Dans une certaine mesure, oui, tout le monde a une certaine quantité de cuillères en démarrant sa journée. C’est juste que les personnes vivant avec une maladie ou un trouble chronique en ont moins que les autres.
J’ai compilé ci-dessous une petite liste d’activités quotidiennes ainsi que leur coût en cuillères. J’encourage mon lecteur à estimer combien de ces activités il peut caser dans une journée avant de se retrouver complètement à plat. Cela lui donnera un ordre d’idée de sa jauge de cuillères quotidiennes. Bien sûr, cela peut varier d’un jour à l’autre – si l’on a moins bien dormi ou qu’on se remet d’un rhume, par exemple, on aura moins de cuillères que si l’on revient d’une semaine de vacances relaxantes. Mais il est possible d’estimer combien de cuillères on récupère chaque matin, au moins à la louche[2].
Certaines personnes démarreront la journée avec une trentaine de cuillères. D’autres avec douze ou quinze.
Prendre une douche et veiller au reste de son hygiène personnelle : 1
Choisir une tenue de manière réfléchie (pas juste attraper ce qu’il y a en haut de la pile) : 1
Préparer un petit dèj : 1
S’occuper d’un animal (eau, nourriture) : 1
Brosser un animal : 1
Promener un animal plusieurs fois sur la journée (en veillant à respecter le besoin d’activité physique dudit animal) : 2
Appeler quelqu’un dans un but de gestion/logistique (vérifier qu’un établissement est ouvert, poser une question simple, réserver quelque chose, etc) : 1
Appeler quelqu’un dans un but de résolution de problème : 2
Appeler quelqu’un dans un but de résolution de problème et découvrir que le problème est en fait plus difficile à résoudre que prévu : 3
Effectuer un trajet : 1
Effectuer un trajet dans des conditions déplaisantes : 2
Acheter à manger : 2
Cuisiner un à deux repas : 2
Travailler/suivre des cours pendant deux à trois heures : 3
Participer à une réunion de trente minutes ou moins : 2
Petite course (saut à la poste, au nettoyage à sec, chez le marchand de journaux, …) : 2
Se rendre chez un médecin/psy/sage femme/… : 2 à 3
Effectuer 30 min de sport non-stop ou 1h de jeu physique (style foot entre amis) : 2 à 3
Appeler un proche au téléphone pendant 30 à 45 minutes : 1 à 3
Résoudre un conflit entre deux enfants : 1 à 2
Préparer le cartable d’un enfant et superviser ses devoirs : 1 à 2
Nettoyer les fluides corporels d’un animal ou d’un proche (enfant malade, chiot qui apprend la propreté, couche explosive, etc) : 1 à 2 selon la tolérance et la quantité de fluide
Nettoyer la maison pendant 45 minutes : 3
Lancer une lessive : 1
Étendre une lessive : 1
Plier et ranger une lessive : 2
Laver les vitres : 2
Vider le lave-vaisselle : 1
Nettoyer un évier plein de vaisselle à la main : 2
Nettoyer un évier plein de vaisselle avec des taches super incrustées à la main : 3
Accueillir un réparateur/artisan chez soi pour qu’il répare ou améliore quelque chose : 4
Repeindre une pièce (installation de protections, meubles à déplacer, etc) : 5
Changer des ampoules : 1
Effectuer un voyage en train ou en avion : 3 ou 4 selon la complexité
Préparer une valise pour partir en vacances : 3
Jouer à un jeu de société pendant 1h : 2
Jouer à un jeu vidéo pendant 1h : 2
Jouer à un jeu vidéo très intense (tâches complexes, ambiances effrayantes, suspense, …) pendant 1h : 3
Lire pendant 45 minutes : 1 à 2
S’immerger dans un intérêt spécifique : 1
Pratiquer un loisir créatif : 1 à 2
Regarder (et suivre) un film : 1 à 2
Si l’une de ces activités devait mal se passer, on pourra rajouter une à deux cuillères à son coût. Si une activité correspond à ce qu’une personne déteste, par exemple quelqu’un souffrant de phobie administrative devant appeler les impôts, là encore on peut augmenter le coût pour refléter la réalité. Même remarque si la tâche est nouvelle pour la personne qui la pratique et donc nécessite de l’apprentissage.
Certaines activités sont en revanche gratuites, parce qu’elles aident à récupérer de l’énergie. Les cuillères dépensées à les mettre en place (se rendre quelque part, enfiler une tenue spécifique, simplement décider d’arrêter ce que l’on faisait et démarrer cette nouvelle activité) sont récupérées au cours de l’activité.
Enfin, il est possible d’emprunter des cuillères à la journée du lendemain, mais cela a bien sûr des conséquences.
Fatigue et rationnement
Quiconque s’est déjà senti épuisé au terme d’une longue journée peut imaginer ce que cela fait que de se retrouver dans le même état vers 14 h et sans avoir pourtant accompli grand-chose. A la fatigue peuvent s’ajouter la culpabilité de n’être capable que de peu, la charge émotionnelle de devoir subir les remontrances d’un entourage peu compréhensif[3], et la charge mentale d’avoir dû se rationner. Rationner son énergie, en effet, est souvent obligatoire pour les personnes n’ayant que peu de cuillères quotidiennes. Cela peut impliquer de reporter des tâches stressantes et donc très coûteuses à plus tard, mais aussi de s’interdire des activités pourtant amusantes afin d’honorer des obligations.
Connaissance de soi
La théorie des cuillères permet, comme je l’ai mentionné en début d’article, d’expliquer à des personnes valides et sans trouble que l’énergie n’est pas une ressource infinie. Elle offre une représentation visuelle d’un ressenti interne et est simple à raconter. Même si elle est parfois simpliste – le nombre de cuillères pour une tâche varie d’un individu à l’autre mais aussi d’un jour à l’autre – elle permet en outre de quantifier ce qui ne l’est que difficilement : l’énergie mentale et physique que coûte la mise en œuvre de tâches. De ce fait, elle peut aussi servir comme outil de connaissance de soi. Même si le nombre est imprécis, cela peut aider que de mettre un nombre sur ce que l’on est capable d’accomplir au quotidien, et de se rendre compte que si on veut être en état de faire une chose en soirée, il vaut mieux éviter de planifier quoi que ce soit sur l’après-midi.
Parfois cela peut aussi aider à prendre certaines décisions : par exemple, une personne peut conclure que oui, elle est capable de travailler huit heures par jour, mais pas si elle veut avoir une vie en-dehors de son travail.
Quoi qu’il en soit, j’espère avoir armé mon lecteur de ce nouvel outil pour discuter de sa fatigue et de celle de ses proches. Avec les cuillères qu’il me reste, je vais écrire l’article de la semaine prochaine.
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[1]Une maladie auto-immune chronique.
[2]Meilleure blague du jour.
[3]Levez la main ceux qui ont déjà eu droit à « de mon temps on n’était pas fatigué comme ça » ou « t’as déjà envie d’aller te coucher ?! ».