Les angoisses du jeune autiste
- Julie BOUCHONVILLE
Certains de mes lecteurs se rappellent peut-être leur adolescence avec plaisir : une époque plus insouciante, où il ne fallait pas payer d’impôts, où ranger sa chambre était le top de la responsabilité et où on se sentait invincible.
Certains de mes lecteurs sont très chanceux. Leur dévoué serviteur, à l’instar de nombreux autistes, se rappelle de son adolescence comme d’une longue crise d’angoisse semi-permanente parsemée de rapports sociaux qui, rétrospectivement, lui donne envie de changer de nom et de partir vivre en Polynésie.
Mais pourquoi, au fond, les autistes sont-ils si stressés pour si peu ?
Autisme et anxiété
Il existe une connexion bien établie entre l’autisme et le trouble anxieux : que ce soit une cooccurrence ou que l’un soit responsable de l’autre[1], on sait qu’environ 40 % des autistes ont aussi un problème d’anxiété chronique[2].
L’anxiété chronique ou trouble anxieux, rappelons-le, c’est un problème différent de la nervosité ou du stress ; ce n’est pas se sentir mal avant un examen important ou une opération des dents de sagesse. Tout le monde vit de temps en temps des épisodes d’appréhension plus ou moins justifiées, tout le monde se sent mal à l’aise dans les parkings déserts la nuit ou juste avant une réunion décisive.
Le trouble anxieux, c’est avoir un cerveau prédisposé à l’anxiété, c’est à dire un cerveau qui est presque en permanence dans un état d’appréhension, qui va régulièrement sélectionner des sujets de pétage de plombs, mais qui n’a pas besoin de ces sujets pour ressentir de l’anxiété : ils ne sont qu’un prétexte, et la personne peut tout à fait se sentir mal sans raison apparente[3].
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Une question de perspective
Nous avons donc, d’une part, un cerveau qui a tendance à faire une montagne d’une souris. Mais ce n’est pas tout ! Nous avons aussi notre vieille amie, la mauvaise gestion des stimulus sensoriels. Qu’il s’agisse de ne pas comprendre qu’on est en train de se blesser avec un stim favori ou au contraire de traiter le contact avec une étiquette de t-shirt comme une brûlure au second degré, nous autres autistes sommes très doués pour faire n’importe quoi avec nos stimulus sensoriels.
Quel rapport ? Eh bien si une tâche simple du quotidien implique un élément sensoriel que nous avons du mal à gérer, nous allons développer une aversion pour cette tâche, l’anticiper, angoisser rien qu’en y pensant, et généralement nous monter la tête tout seuls à la simple idée de devoir nettoyer la vaisselle ou changer nos draps.
En outre, si nous nous trouvons dans une situation où nous sommes trop stimulés, par exemple au terme d’une journée d’apprentissage, notre capacité à gérer les contraintes/demandes et contenir notre tendance naturelle à l’anxiété ; en un mot notre capacité à accomplir des tâches, en gros, se trouvera diminuée[4].
Et il y en a encore ! En effet, en guise de clou du spectacle, je présente à mon lecteur ce classique : la dysfonction exécutive[5]. Organiser une tâche en sous-tâches, les ordonner par chronologie et pertinence, ignorer les tâches parasites le temps d’accomplir celles qui comptent, s’adapter à un éventuel changement : tout cela relève de la fonction exécutive, et quand cette dernière est perturbée, c’est le gros bordel[6]. Les tâches à accomplir paraissent dès lors de vastes masses molles et floues, ardues à démarrer car on ne sait pas par où commencer, intimidantes parce qu’il est difficile de déterminer le temps qu’elles prendront.
Est-ce que tout ceci est angoissant, a fortiori pour une jeune personne qui est encore en train d’apprendre comment elle fonctionne et qui doit aussi gérer sa propre croissance, les contraintes d’une situation familiale qu’elle n’a pas choisie, et potentiellement les politiques délicates d’une classe remplie d’autres adolescents ?
La question est presque risible. C’est angoissant, c’est épuisant, et c’est difficilement concevable pour quelqu’un qui ne l’a pas vécu.
Comment aider ?
La question qui se pose, dès lors, est : comment aider notre jeune proche ?
D’abord, les choses à éviter : ne pas minimiser, et ne pas suggérer que c’est pareil pour tout le monde.
Il est tentant, même pour les autistes, d’essayer de rassurer quelqu’un en lui signalant[7] que cet obstacle sur lequel il bute n’est en fait pas bien haut. Peut-être, après tout, que son problème vient simplement d’une question de point de vue, et que s’il comprenait que la situation n’est pas si grave, il se sentirait mieux. L’intention est excellente, mais soyons honnêtes, combien de fois dans notre vie avons-nous réussi à rassurer quelqu’un en lui disant « oh mais ce truc est insignifiant, arrête de t’en faire à son sujet » ? Pas des masses. On peut effectivement aider la personne à relativiser, comme je le détaille un peu plus bas, mais juste lui dire qu’un truc n’est pas grave pour que, magiquement, elle se rallie à notre point de vue, ne fonctionne juste pas.
De même, dire à quelqu’un que la même difficulté existe pour tout le monde (« personne n’est détendu avant un examen ! ») est attirant, mais rigoureusement inutile. De deux choses l’une : soit c’est vrai, tout le monde galère autant que notre proche, et ça lui fait une belle jambe, soit c’est faux, il le sait très bien, et le commentaire ne sert qu’à lui rappeler qu’on ne le comprend pas. Même si l’intention est de lui signaler qu’il n’est pas seul face à sa difficulté, même si on veut ainsi lui suggérer délicatement qu’il lui faudrait passer au-dessus de son angoisse comme tout le monde apprend à le faire, ce n’est pas cela qui est accompli dans l’écrasante majorité des cas. Le plus souvent, c’est juste une phrase stérile qui exprime de la frustration et en génère tout autant.
Enfin, s’il peut être tentant de tout faire à la place d’une personne anxieuse, lui évitant ainsi de se confronter à quoi que ce soit d’anxiogène pour elle, c’est un mauvais calcul. D’une part parce que son cerveau va trouver d’autres sujets d’anxiété, d’autre part parce que certaines tâches doivent être maîtrisées, quitte à ce que leur exécution soit adaptée à la personne.
Si de manière ponctuelle on rencontre une tâche qui est vraiment au-dessus de ses forces , bien sûr, il est pertinent de l’éviter au moins dans un premier temps – en sachant qu’on peut refaire des tests de temps en temps, les gens évoluent après tout – mais cela doit idéalement être un dernier recours. Mieux vaut une tâche accomplie de manière partielle ou bizarre que pas accomplie du tout.
Ayant déblayé le terrain, que peut-on donc activement faire ?
- Aider la personne à trouver des solutions concrètes, qu’il s’agisse de contourner le problème ou de le prendre à bras-le-corps.
Imaginons notre personne autiste qui serait au bout de sa vie parce qu’elle doit débarrasser la table après les repas. Très bien, mais qu’est-ce qui la coince ? Est-ce qu’elle est persuadée que cela va lui prendre trop de temps ? Est-ce qu’elle ne supporte pas le contact de la vaisselle sale ? Est-ce la récurrence de la tâche plusieurs fois par jour ? Il est important d’identifier le ou les problèmes précis.
Ensuite, peut-on résoudre le problème, ou faut-il le contourner ? Beaucoup d’autistes ont une assez mauvaise perception du temps, par exemple, et cela peut mener à un évitement de certaines tâches dont ils peuvent avoir l’impression qu’elles vont leur prendre un temps gigantesque. En proposant à quelqu’un de se chronométrer lorsqu’il effectue une de ces tâches, on peut lui montrer très aisément que la plupart des corvées ménagères prennent souvent moins d’un quart d’heure. Ceci est une manière de solutionner un problème.
Si une personne autiste, en revanche, ne supporte pas de manipuler la vaisselle sale, il est peut-être possible de lui proposer de porter des gants style gants de vaisselle, ou de contourner le problème en lui demandant non pas de débarrasser après les repas, mais bien de mettre la table ou toute autre tâche équivalente.
- Entamer un dialogue sur une base de « quel est le pire qui puisse arriver ? ».
Cela peut paraître un peu bizarre, mais souvent les personnes souffrant d’anxiété peuvent se convaincre toutes seules que la fin du monde est proche parce qu’elles n’ont pas fini leurs devoirs à temps. Pour les aider à relativiser, il peut être utile de leur demander les pires conséquences logiques que leurs actions puissent avoir. Une fois cette menace identifiée, on peut réfléchir à comment la contrer, et ainsi rassurer la personne. Parfois, cette méthode permet aussi à la personne de réaliser que ses inquiétudes touchent au ridicule et que son processus de pensées n’est pas aussi rationnel qu’il en a l’air.
Par exemple, si au terme d’une conversation où une personne autiste imagine des conséquences de plus en plus désastreuses, la culmination de ses angoisses est « le chat mourra de soif », il est possible de la rassurer : le chat ne va pas mourir de soif parce que plusieurs personnes dans la maison sont susceptibles de voir qu’il n’a plus d’eau, le chat va miauler pour attirer l’attention sur le fait qu’il a soif, les chats sont assez résistants au stress hydrique et peuvent passer plusieurs jours sans boire, et quand bien même le chat serait terriblement déshydraté, les vétérinaires du centre hospitaliers pourraient encore le sauver avec le traitement approprié.
- Faire preuve de souplesse en tant que proche.
Il est plus compliqué d’aider quelqu’un à relativiser quand on exerce sur sa vie un certain contrôle, qu’on utilise parfois pour le punir. Par exemple, si l’adulte de référence d’un jeune autiste a l’habitude de le punir en cas de mauvaises notes ou de consigne non-respectée, disons en amputant son temps de jeux vidéo, il est très probable que ce jeune autiste panique s’il réalise qu’il n’a pas pu respecter une consigne et que la sanction est imminente. Dans cette situation, lui dire quelque chose comme « ne t’inquiète pas, tu te remettras de ne pas avoir pu jouer à un jeu » ne l’aide pas à se détendre. Les punitions sont une source d’angoisse. Quand on est face à une personne déjà sujette à l’anxiété, il peut être cohérent de revoir son modèle éducatif sur ce point.
"Sujets relatifs aux méthodes d'éducation :
-Bien choisir son objectif d'éducation
-Les thérapies ABA : qu'en penser ?
-Le retrait d'attention Partie 1 ; Partie 2"
- Être honnête avec ses propres attentes.
Une jeune personne autiste peut parfois être angoissée pas tellement à cause de ses propres performances qu’à cause de ce qu’elle pense, à tort ou à raison, qu’on attend d’elle. Il est important que son entourage proche, en particulier ses adultes de référence, lui renvoient le message qu’ils savent qu’elle fait de son mieux, et que ce mieux leur convient.
Bien sûr encourager son proche à se dépasser est une bonne chose, mais il existe une nuance entre « peut-être que tu pourrais essayer d’atteindre tel niveau ? J’ai confiance en toi ! » et « je sais que tu es capable de faire mieux, et si la réalité ne reflète pas cela, c’est que tu es fainéant ». Un encouragement qui ne laisse pas la place à une possibilité d’échec est, au bout du compte, très décourageant.
Dans la même veine, il est pertinent d’éviter les comparaisons, et d’encourager son proche autiste à en faire de même. La comparaison est toujours tentante : on est convaincu qu’elle nous permettra de nous situer, et la majorité d’entre nous nourrit l’espoir plus ou moins secret d’être mieux que les autres[8], chose qu’on ne peut pas vérifier si on ne compare jamais.
Il est néanmoins impossible de comparer de manière cohérente deux personnes, tout simplement parce qu’on ne connaît jamais assez les gens, et que cela revient toujours à comparer des pommes et des poires.
- Traiter l’anxiété.
Ce point revient souvent dans ces articles et pour une bonne raison : avoir de l’anxiété, c’est de la grosse daube. C’est nul, ça pourrit la vie gratuitement, et ça se soigne. Plusieurs approches existent pour gérer l’anxiété, qu’il s’agisse d’une aide médicamenteuse, de compléments alimentaires, de modifications du comportement quotidien[9], de médecines alternatives comme l’aromathérapie[10], etc. J’encourage mon lecteur à demander conseil à son équipe soignante : on n’est pas obligé de subir un trouble anxieux.
Conclusion
J’espère avoir, à travers ces suggestions, aidé mon lecteur à trouver des stratégies pour aider ses proches autistes. J’aimerais donc finir sur un message d’espoir : être un ado est abject. Ce n’est pas forcément vrai pour tout le monde mais quand cela se vérifie, ça ne le fait pas à moitié. Vivre avec une famille dont on doit subir les spécificités, et ce peu importe combien on les aime, n’est pas aisé. Ne pas avoir autant d’autonomie qu’on le voudrait est compliqué. Le système scolaire est difficile à naviguer. Posséder un système hormonal en plein branle-bas de combat n’aide pas.
La bonne nouvelle, c’est que tout ça va finir par passer. Et oui, d’autres problèmes arriveront, grandir ne veut pas dire « devenir neurotypique par magie », mais graduellement, au fur et à mesure que la personne autiste va gagner en expérience, ses problèmes d’ado se résoudront et elle pourra passer à autre chose.
Elle en sera, sans aucun doute, la première soulagée.
[1]Il est après tout plutôt anxiogène de vivre dans un monde trop bruyant, où on attend de nous des choses peu claires, où on nous discrimine et où nos instincts les plus élémentaires sont perçus comme de l’agression.
[2]https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5772195/#:~:text=Appearing%20in%2040%25%20of%20the,to%20change%20and%20repetitive%20behaviors.
[3]Même si elle-même peut ne pas réaliser qu’elle se sent mal pour rien. C’est l’aspect un peu retors du trouble anxieux : il est tentant, quand on se sent mal, de chercher pourquoi on se sent si mal et dans ces cas-là il y a toujours quelque chose qui ne va pas et qui ferait un bon coupable.
[4]Oui, je sais, dans la catégorie « l’eau mouille », « les autistes sont susceptibles d’être fatigués » se place pas mal.
[5]https://bienetreautiste.com/blogs/infos/dysfonction-executive
[6]Que mon lecteur pardonne mon usage du jargon.
[7]Avec plus ou moins de patience et bienveillance.
[8]On appelle cela le biais de supériorité illusoire : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sup%C3%A9riorit%C3%A9_illusoire
[9]Qui elles-mêmes peuvent aller de « dix minutes de yoga tous les matins » à « arrêter telle activité extra-scolaire parce qu’elle génère trop de charge mentale ».
[10]Je ne suis pas devenue pro-charlatanisme, mais dans la mesure où l’anxiété est un problème éminemment subjectif, l’effet placebo peut suffire pour lui régler son compte.