Une histoire de l’autisme : la découverte
- Julie BOUCHONVILLE
Nos articles précédents* nous ont amenés jusqu’à la fin de la période moderne et l’invention de la psychiatrie en tant que discipline. Je reprends le fil de l’histoire au lendemain de la Première Guerre mondiale, avec une figure de la pédopsychiatrie : Grounia Soukhareva[1].
* Une brève histoire de l'autisme ; L'autisme durant l'antiquité ; L'autisme au Moyen Age Européen ; Une histoire de l'autisme : époque moderne
Contexte historique
En 1921, Grounia Soukhareva a tout juste 30 ans lorsqu’elle intègre l’école-sanatorium de l’institut de pédologie de Moscou[2], un organisme créé par le gouvernement pour venir en aide aux enfants du pays. Au cours des dix années écoulées, la Russie a été frappée par une guerre mondiale, une révolution ayant tourné à la guerre civile, et une épidémie de grippe dévastatrice[3], rendant orphelins d’innombrables enfants[4], en traumatisant encore plus. L’objectif du sanatorium était de pouvoir observer les jeunes patients et de les aider à se reconstruire, à la fois à travers une aide médicale, mais aussi des formations manuelles et des sorties pédagogiques, afin qu’ils puissent ensuite intégrer des formations plus traditionnelles et devenir des membres actifs de la société.
C’est dans ce contexte que Soukhareva va côtoyer les enfants qui formeront l’échantillon initial de ses recherches sur l’autisme, dont la première publication paraît en 1925.
Les enfants
Si je comprends bien l’historique de publication de Soukhareva, elle publie un premier article[5] en 1925 décrivant six garçons, manifestement autistes, puis en 1927 paraît une mise à jour de ses recherches[6], où elle décrit cette fois cinq filles. Ces enfants sont tous anonymes, mais on peut inférer quelques informations les concernant. On sait qu’ils étaient autistes, capables de parler avec leur bouche et estimés intelligents par Soukhareva — ce qui me pousse à penser qu’ils étaient sans doute orphelins, et pas juste amenés là par leurs proches craignant pour leur développement.
La majorité des enfants orphelins de l’époque ayant entre dix et quinze ans[7], on peut supposer qu’ils se situaient dans cette tranche d’âge, situant leur naissance vers 1910-1915, et ils n’avaient de ce fait sans doute jamais connu d’alimentation abondante. Je les imagine plutôt petits pour leur âge, présentant peut-être les genoux arqués qui trahissent un manque de vitamine D durant la croissance. Ils parlaient russe, avaient du mal à s’intégrer aux autres, et aimaient lire, jouer seuls et se raconter des contes de fées. La majorité d’entre eux avait probablement erré dans la rue pendant des semaines si pas plus avant d’être amenés à l’institut[8].
Première description de l’autisme
Un élément que plusieurs chercheurs ont trouvé marquant est à quel point Soukhareva a eu une vision moderne de l’autisme. C’est ma théorie personnelle que, dans la situation où elle se trouvait, avec le nombre de patients dont il lui fallait s’occuper, elle n’avait pas d’autre option que d’être objective et de se contenter de décrire ce qu’elle avait en face d’elle, plutôt que de partir dans des conjectures un peu étranges[9] comme d’autres experts de l’autisme ont pu le faire plus tard.
Soukhareva a noté chez ses patients autistes :
– Un manque d’intérêt pour les relations sociales et une difficulté à les entretenir
– La présence d’intérêts spécifiques, dans lesquels les enfants avaient une capacité hors norme à s’immerger
– Une manière de parler étrange, stéréotypique
– Une difficulté à transmettre leurs émotions par leurs expressions et mouvements
– Une sensibilité accrue à certains bruits et odeurs
Le vocabulaire n’était pas le même, mais, selon Irina Malouilenko, les critères diagnostiques du DSM-V[10] sont bien là.
Il est difficile de ne pas se dire que, si l’on avait écouté Soukhareva depuis le début, on aurait pu s’épargner des années d’errance durant lesquelles le monde médical était persuadé que les autistes souffraient de schizophrénie infantile ou pouvait être soignés avec de la psychothérapie et des serviettes froides[11].
De l’oubli de Grounia Soukhareva
On pourrait supposer que le travail de Soukhareva a eu une moindre renommée parce que c’était une femme juive, qu’elle travaillait dans un contexte communiste pas toujours bien vu par le reste du monde[12], ou que son étude d’enfants défavorisés et traumatisés était peut-être considérée comme moins significative que si ses patients avaient été issus de la classe moyenne.
Tout cela a sans doute joué au moins un petit rôle, mais la théorie généralement acceptée de nos jours est plus banale : Soukhareva publiait en Russe, son travail a été partiellement traduit en Allemand et la barrière de la langue a fait qu’il s’est très peu diffusé dans le monde scientifique. Hans Asperger et Léo Kanner, quand ils décrivent l’autisme dans les années 40, avaient peut-être conscience de l’existence du travail de Soukhareva, mais si c’est le cas, ils ne l’ont pas cité[13].
Qu’est-il arrivé aux enfants autistes décrits ?
C’est la question qui continue de me tarauder, cher lecteur, dans la mesure où mettre la main sur du matériel écrit par Soukhareva est très complexe et où même les archives douteuses dont je me sers d’ordinaire m’ont failli. Je promets d’étudier cette piste avec soin et de revenir au rapport si je devais trouver plus d’informations.
Les enfants de l’école du sanatorium étaient d’ordinaire remis à niveau en termes de scolarité, et leurs traumas étaient pris en charge par des psychiatres et des professeurs qui, pour ce que j’en sais, avaient à cœur de bien faire et de leur offrir des expériences d’enfance aussi « normale » que possible. Au moins l’un des enfants autistes est décrit comme un excellent violoniste, ce qui suggère que l’école avait des instruments de musique corrects pour lui permettre de démontrer ces talents.
L’objectif était que les élèves soient, au terme de leur séjour, assez stables et sûrs d’eux pour reprendre des études et devenir indépendants. J’espère que ce fut possible pour les onze autistes décrits par Soukhareva.
Conclusion
Merci, lecteur fidèle, d’avoir suivi cette longue série consacrée à notre histoire. J’espère avoir dissipé quelques mythes et été distrayante. De mon côté, j’ai été très heureuse de pouvoir en apprendre plus sur nos origines, aussi troubles soient-elles, et je vous retrouverai avec plaisir dans deux semaines pour un nouvel article.
[1]Pratiquement tout cet article sera basé sur le travail d’Irina Manouilenko et Susanne Bejerot, qui ont traduit les publications et recherches de Soukhareva en anglais. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.3109/08039488.2015.1005022?scroll=top&needAccess=true
Ne lisant ni le russe ni l’allemand, je suis incapable d’avoir accès à la source primaire. (Ceci souligne l’importance d’une lange commune pour le monde académique.)
[2]J’ai raccourci le nom de cet institut pour qu’il soit à peu près lisible. Son nom complet en français, traduit trois fois successivement donc sans doute plus très fidèle au russe, est « École-sanatorium psycho-neurologique et pédagogique de l’institut d’éducation physique et de pédologie médicale de Moscou », sachant que « pédologie » est un terme désignant un mélange de pédagogie et psychologie.
[3]La grippe de 1918, aussi appelée grippe espagnole, a fait entre 17 et 50 millions de morts.
[4]Les enfants abandonnés de la Russie constituaient un vrai problème pour l’union soviétique toute neuve, si j’en crois cet article : https://www.jstor.org/stable/24652707
[5]Traduit en allemand en 1926 : http://www.th-hoffmann.eu/archiv/sucharewa/sucharewa.1926.pdf
[6]https://karger.com/mng/article-abstract/62/3/171/200981/Die-Besonderheiten-der-schizoiden-Psychopathien?redirectedFrom=fulltext
[7]https://www.jstor.org/stable/24652707
[8]Et comment l’institut en question collectait ses patients, je n’en sais rien, n’ayant pas trouvé l’information. Sans doute pas en sortant dans les ruelles moscovites mal éclairées, armé d’un très grand filet à papillons, mais c’est tout ce que je sais.
[9]L’autisme a été vu comme le résultat d’une infection parasitaire, d’une accumulation de métaux lourds dans l’organisme, d’une mère trop ou pas assez présente, d’une intolérance au gluten, …
[10]Le manuel utilisé par le monde psychiatrique au sens large.
[11]Les versions les plus anciennes du DSM et les traitements des années 50 vont en ce sens.
[12]Euphémisme de la semaine.
[13]https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC10038965/#:~:text=However%2C%20he%20did%20not%20cite,work%20on%20schizophrenia%20%5B64%5D).
Texte Très bien écrit et interressant